Note : cet article est issu du reportage que j’ai réalisé dans le cadre de InOut 2020. Ce dernier a été publié dans sa totalité ici.
Barcelone… La capitale catalane est un peu la métropole européenne qui coche toutes les cases du point de vue attractivité : jeune, économiquement dynamique, touristique et bénéficiant d’une renommée européenne grandissante en termes d’innovation et de numérique. Pourtant, du côté de la mobilité, la seconde ville d’Espagne est loin d’être une bonne élève. Voilà pourquoi les autorités publiques tentent depuis quelques années de promouvoir de nouvelles solutions pour se déplacer, parmi lesquelles le vélo. De quelle manière ? Autour de quels acteurs ? Cette politique porte-t-elle ses fruits ? Quels sont les défis à relever pour que Barcelone fasse demain partie des bons exemples européens ? C’est à toutes ces questions que nous avons tenté de répondre, à travers notre immersion dans le “monde du vélo barcelonais”.
Barcelone, la mauvaise élève européenne
Soyons honnête : coté mobilité, la capitale catalane part de très loin. Avec des impacts directs sur la santé des habitants. Selon Jordi Sunyer, chef du programme de Santé Infantile de l’Institut de santé globale (ISG) de Barcelone, les taux de pollution y dépassent chaque jour les limites légales de l’Union européenne et de l’Organisation mondiale de la santé. Et 50 % de cette pollution est directement liée à la circulation routière, particulièrement intense. Selon une étude de la mairie, Barcelone possède l’une des densités de circulation les plus importantes d’Europe, avec presque 6 000 véhicules par km2 (2 fois plus qu’à Madrid et 3 fois plus qu’à Londres). Au total, c’est plus d’un million de déplacements qui sont réalisés en véhicule personnel chaque jour dans les rues de la capitale catalane – dont 600 000 en voiture, auxquels il faut ajouter près de 350 000 en scooters et motos.
Tous les acteurs, notamment associatifs, que nous avons rencontrés ont particulièrement insisté sur ce constat alarmant. Les membres de l’association Bicicleta Club de Catalunya (BACC) tout d’abord, une association qui défend aux niveaux régional et local les droits des cyclistes : Alejandro Martin, trésorier de l’association, évoque “les privilèges de la voiture sur l’espace public”. Carlos Benito, son président insiste quant à lui sur le problème des scooters en comparant Barcelone à un “Vietnam de l’Europe”. Xavi Prat, fondateur et coordinateur de la coopérative BiciClot (qui offre une deuxième vie aux vélos usagés, et propose également des formations à la pratique urbaine du cyclisme ainsi que des ateliers de réparation), plaide quant à lui pour une “révolution citoyenne” afin de changer cet état de fait à Barcelone.
Le vélo à la rescousse de la capitale catalane
Pour sortir de cette situation préoccupante, la puissance publique, et ce particulièrement depuis l’arrivée d’Ada Colau comme première édile de la ville, a lancé plusieurs grands chantiers sur la thématique du vélo.
Bicing, le Velib’ catalan
En 2007, les autorités locales ont lancé un système de vélos en libre-service baptisé Bicing. C’était à l’époque une tendance de fond, puisque Paris déployait au même moment le Vélib’. Plus de 10 ans après, le système a été renouvelé, a vu son offre croître – 6 000 vélos à disposition (encore moitié moins que le Vélib’ parisien) et plus de 420 stations (⅓ de l’offre Vélib’ sur ce point) – et intègre depuis peu une flotte électrique. Quel bilan peut-on faire du dispositif ? Lors de notre reportage, nous avons observé que les Bicing sont largement plébiscités par les habitants, et bien souvent, sur une dizaine de vélos croisés, la moitié étaient des Bicing. Il faut dire qu’avec un abonnement d’à peine 50 € par an, l’offre est plutôt séduisante d’un point de vue économique. Selon les chiffres officiels, le service représente 110 000 abonnés, pour 1,2 million d’utilisations uniques chaque mois, 6,96 trajets quotidiens réalisés par chaque vélo (un chiffre similaire au nombre de trajets quotidiens réalisés par les Vélib’), et 300 km parcourus en moyenne chaque mois par un vélo Bicing. Les stations les plus sollicitées sont clairement localisées dans l’hypercentre : Eixample, Glories ou encore Plaça Catalunya.
Des infrastructures, beaucoup d’infrastructures
Vous devez sûrement vous dire qu’avec le million de déplacements réalisés en véhicule personnel chaque jour, il doit être assez compliqué de conjuguer pratique du vélo et sécurité à Barcelone. En parcourant la ville, il est pourtant assez frappant de constater le nombre d’infrastructures dédiées aux vélos : pistes unidirectionnelles et bidirectionnelles, sur la route et sur les trottoirs, présence de zones pacifiées (limitées à 30 km/h), de zones à priorité pour les piétons (limitées à 10 ou 20 km/h) ou encore de la fameuse “ronda verde” (voie interurbaine dédiée à la pratique du vélo) …
Selon Sílvia Casorrán, plus de 200 km de voies sont réservées à Barcelone aux cyclistes et de nombreux autres aménagements pour leur faciliter la vie. Il faut également noter la présence dans la ville d’équipements de signalisation vélo spécifiques (ex : feux tricolores adaptés). Au-delà de ces infrastructures, Sílvia Casorrán explique que la ville est particulièrement adaptée au vélo, puisque la distance moyenne pour la traverser “de part en part” est de seulement 8 km.
Y aurait-il ici un “quelque chose en plus” ?
Barcelone ne serait-elle qu’une métropole parmi beaucoup d’autres à développer une politique cyclable, finalement assez classique ? Détrompez-vous !
Une vision différente du libre-service
Ce qui frappe ici, d’autant plus lorsque l’on tente une nouvelle fois la comparaison avec Paris, c’est le faible nombre de deux-roues “partagés” en circulation, hors Bicing. Vous nous voyez venir ? La puissance publique a pour le moment réussi à dissuader l’implantation d’autres opérateurs en “free-floating” (sans station) que ce soit pour les vélos, les trottinettes, ou encore les scooters, en élaborant et en mettant en œuvre une législation plutôt drastique sur le sujet. Résultat ? Les trottinettes sont bien présentes, même très présentes, mais elles appartiennent à leurs utilisateurs. Elles sont rarement “laissées” sur la voie publique, notamment sur les trottoirs et ne sont donc pas du tout gênantes lorsque l’on parcourt la ville. Nul ne sait si cette situation perdurera, puisqu’il se dit que la Mairie pourrait prochainement desserrer l’étau du free-floating… Affaire à suivre donc. Une autre particularité ? Les Bicing, malgré l’attractivité touristique impressionnante de la ville, sont réservés aux résidents. Ce qui n’est pas un relent du mouvement “Tourists go home!” à l’œuvre dans certaines métropoles éreintées par la pression touristique, mais plutôt la conséquence d’un accord politique avec les loueurs privés, qui “sont plus de 100 à Barcelone, et feraient vivre plusieurs centaines de personnes”, selon Xavi Prat. Compréhensible, mais en tant que visiteur, cela pousse finalement assez peu à utiliser le vélo pour visiter la ville… Un grand débat !
Une vision de la ville apaisée qui fait son chemin
Il existe un autre sujet majeur sur lequel Barcelone se différencie de nombreuses autres capitales : l’urbanisme et la manière d’adapter l’espace public aux mobilités douces [N.D.L.R : piétons, vélos et autres Engins de déplacement personnel motorisés – EDPM]. D’un point de vue urbanistique, la capitale catalane se divise en deux segments. D’un côté, certains quartiers barcelonais sont en réalité d’anciens villages, dont la morphologie urbaine et le niveau de densité se prêtent bien à une pratique “douce” de l’espace public. C’est le cas de Gràcia. C’est une zone où l’on croise beaucoup de places encombrées de vélos ! Pour l’autre partie de Barcelone, plus récente, son aménagement est issu du plan d’extension de Cerdà, mis en œuvre au 19ème siècle. C’est à ce dernier que Barcelone doit la conception ”quadrillée” de la zone de l’Eixample, dont on observe sur les vues aériennes que les “blocs” (bâtiments) sont taillés à 45º (il nous est difficile de revenir en profondeur sur l’apport du plan Cerdà à l’urbanisme barcelonais mais nous ne pouvons que vous inciter à vous renseigner sur le sujet). Aujourd’hui, c’est une nouvelle interprétation de cet urbanisme hérité d’il y a plusieurs siècles que propose l’Agencia de Ecología Urbana de Barcelona, avec le concept de Superillas (ou Superblocks / Super-manzanas), que la municipalité expérimente dans différents quartiers. L’idée : délimiter dans la ville des espaces urbains de 400 m2, dans lesquels trafic, vitesse et stationnement sont réduits à leur strict minimum, de manière à maximiser l’espace public pour les piétons puis les vélos. Pour avoir flâné dans celles de Poblenou (premier projet pilote en la matière) et de Sant Antoni, nous avons été épatés par cet urbanisme tactique pragmatique et efficace. Alejandro Martin et Carlos Benito nous ont vanté les mérites de ces projets pilotes car pour eux : “c’est vers une ville apaisée qu’il faut tendre. On ne réclame pas des pistes cyclables partout, mais plutôt des lieux aux vitesses apaisées, propices aux mobilités douces”.
Encore de nombreux défis
Les supporters du Barça vous le diront : le plus important c’est de jouer collectif. Le vélo va devoir en faire de même, car seul au milieu de cette jungle urbaine, il n’aura que peu d’effet(s). Pour le moment, les autorités parlent de 3,2 % de part modale pour ce dernier à Barcelone, ce qui est finalement peu, mais constitue un bon début. Pour aller plus loin, nous avons posé la même question à tous nos interlocuteurs : que manque-t-il encore aujourd’hui ?
Stationner, basique mais vital
A ce jour, les efforts consentis par la puissance publique concernant le stationnement des vélos ne sont pas suffisants, de l’avis de nos interlocuteurs. Alejandro Martin fait tout de même preuve d’optimisme sur ce point, et en traversant le quartier de Gracias, il nous soumet quelques idées : “Imaginez si on réservait une partie des parkings souterrains aux vélos, la place et le confort que l’on aurait !” Ce stationnement, c’est partout en ville qu’il est nécessaire, mais aussi spécifiquement à proximité de certains points d’arrêts de transports publics, dans une logique d’intermodalité.
Le train, meilleur ami du vélo
L’intermodalité entre vélos (ça marche aussi avec les trottinettes) et trains offre un potentiel extraordinaire. Aujourd’hui, il n’y a qu’à parcourir les différentes gares de la ville pour voir que ce potentiel n’est pas assez exploité. Voilà pourquoi l’AMB a déployé des “BiciBox”, sortes de parkings sécurisés pour les vélos, afin de permettre aux utilisateurs de stationner plus facilement. C’est un bon début. Des discussions ont également été lancées entre la RCxB (réseau des villes cyclables) et la Renfe (l’équivalent de la SNCF en Espagne) pour améliorer la situation dans les principales gares de la ville, et du pays, nous a confirmé Sílvia Casorrán.
Accompagner les initiatives
Enfin, il est évident que la puissance publique ne pourra pas tout mener de front. À Barcelone, elle pourra compter sur un tissu économique et associatif en pleine effervescence, et dont la figure de proue est surement “BiciClot”. La coopérative assure à elle seule un énorme travail de promotion du vélo et a initié la création du BiciHub à Barcelone, un espace totalement dédié aux mobilités cyclables, et surtout, un endroit où peuvent venir se rencontrer l’ensemble des acteurs associatifs et économiques autour du vélo, pour créer des projets communs. A Barcelone, la puissance publique a fait le choix d’accompagner ce projet, ce qui est essentiel pour sa survie et par conséquent pour la création d’un écosystème autour du vélo.
Le vélo va permettre une transition écologique à Barcelone ? Après plusieurs jours sur place, nous avons plusieurs certitudes. Oui, la politique menée par la puissance publique porte progressivement ses fruits : le système de vélos en libre-service est plébiscité par les habitants, les aménagements cyclables sont de plus en plus embouteillés aux heures de pointe, et il plane comme un parfum d’“amour du vélo” dans la capitale catalane : des papas avec un enfant devant et un enfant derrière sur leur vélo ne sont pas une exception ; personne n’est étonné de voir débouler des vélo-cargos transportant ici des marchandises, là des familles ; les vélos pliants se multiplient ou de voir des working-girls pressées doubler les cyclistes sur leurs trottinettes électriques. Oui, Barcelone a clairement fait des efforts, et dépasse largement la capitale du pays, Madrid, en termes de création d’infrastructures cyclables : 200 km de pistes pour 1,5 million d’habitants dans la première, et seulement 43 km pour 3 millions d’habitants dans la seconde !
Néanmoins, les défis restent nombreux. Les chiffres que nous énoncions en débutant notre reportage (omniprésence de la voiture, nombre de scooters et de motos, pollution atmosphérique…) montrent que le chemin à parcourir est encore long. Et tous nos interlocuteurs ont insisté sur le fait qu’il ne fallait “rien lâcher” pour que se produise un véritable “changement culturel” autour du vélo à Barcelone. Tous ont également insisté sur la nécessité absolue, en parallèle d’une politique pro-vélo, de limiter la place de la voiture. La mairie a annoncé à la fin du mois d’octobre qu’une zone à faibles émissions serait mise en place dès le 1er janvier 2020. Courage cyclistes, vous slalomerez bientôt moins entre les voitures à Barcelone !