Paris : les trottinettes en free floating, pourquoi tant de haine ?

Personne n’a pu passer au travers de l’information : hier, les parisiens (enfin 8% d’entre eux) ont voté massivement contre le renouvellement des trottinettes en free floating à Paris. Précisions un élément important : cette consultation lancée par la Mairie de Paris ne concernait que les flottes de trottinettes électriques, opérées par les opérateurs Dott, Lime et Tier. Pour ou contre ces engins de mobilité, ce vote montre l’échec d’une bonne politique publique de mobilité. Plus largement, il montre à quel point certaines métropoles n’appréhendent pas encore les enjeux de la mobilité du 21ème siècle, particulièrement ceux liés au numérique. 

Rentrons directement dans le vif du sujet : certains comportements néfastes de certains utilisateurs de trottinettes sont potentiellement régulables par des outils numériques. C’est là le paradoxe de la décision parisienne. En supprimant les trottinettes en free floating, on supprime des milliers de véhicules possédant des capteurs et générant des données d’usage. Pour le dire plus simplement, on supprime un levier de régulation majeur, qui devient quasi inexistant sur les trottinettes (ou autres engins) personnelles. 

Les trottinettes en free floating, appartenant à des flottes, possèdent un GPS et des dispositifs de télécommunication qui permettent à une gestionnaire de savoir où elles se trouvent, de leur interdire l’accès à certains espaces, à certains stationnements ou encore de limiter leur vitesse (on parle du gefencing). Cela ne résout pas tous les problèmes, mais permet d’avancer. Ces engins produisent également de nombreuses données, qui, si elles sont communiquées et bien utilisées, permettent aux gestionnaires d’optimiser leur usage : répartition du déploiement, adaptation du volume à disposition, gestion d’évènements particuliers… Les trottinettes (et pas qu’elles, nous le verrons plus tard) sont donc de formidables capteurs de la ville ! 

Évidemment, encore faut-il que toute cette technologie soit bien utilisée. L’élu parisien Florent Giry posait déjà en Novembre 2022 intelligemment le débat sur les réseaux sociaux (c’est rare pour le  souligner) : “Quelles exigences de régulation ? La technologie le permet-elle ? Peut-on forcer les opérateurs à s’y engager, avec un lien juridique ?” En réalité, pour que la technologie embarquée dans ces véhicules soit réellement utilisée, il est primordial de disposer d’un cadre réglementaire plus solide. Pour le dire simplement, et je le répète souvent à mes étudiants : “gérer la mobilité dans une métropole, c’est un subtil dosage entre expertise numérique et expertise juridique”. Et il y a évidemment là une montée en compétence absolument essentielle à réaliser chez les donneurs d’ordres. Prenons l’exemple de la vitesse : à Paris, selon Florent Giry, “les opérateurs n’ont pas suivi la demande de la Ville d’étendre la limitation à 10 km/h en dehors des zones piétonnes”. Cela montre les limites du cadre non réglementaire, mais aussi et sûrement de décisions un peu “trop grossières”.

Alors comment sortir du statu-quo et faire de la technologie un levier de régulation ? La démarche lancée par Clément Beaune est quoiqu’on en dise (hasard des calendriers !) intéressante. Elle montre que le cadre réglementaire ne doit pas être uniquement traité par les municipalités : l’échelon national est important. Et en même temps, même si le document publié online est joli et plutôt intelligent, il ne va surement pas assez loin sur le volet numérique. Côté opérateurs, on évoque une simple charte dans laquelle évidemment chacun d’entre eux s’est engagé, et qui demande de “collaborer avec les collectivités pour faciliter le pilotage des services”, à savoir : “une réactivité quotidienne aux demandes des collectivités., un partage des données d’usage en temps réel (format MDS ou GBFS) et/ou par le biais de rapports mensuels et enfin la réalisation d’enquêtes régulières pour informer les collectivités de l’usage des services sur leur territoire”. Coté collectivités, on parle de “bonnes pratiques”, en précisant qu’il s’agit “d’adopter les standards internationaux de collecte de données (MDS ou GBFS)”. C’est cohérent, intelligent, bien pensé, mais pas assez précis, ni prescriptif. Cela ne dit pas non plus comment ces éléments s’articulent avec les prérogatives locales. Comment le cadre national et le cadre municipal peuvent-ils s’imbriquer ? cohabiter ? discuter en bonne intelligence. Rappelons qu’il n’y a pas que Paris dans la vie, et que 200 villes possèdent des systèmes de trottinettes en libre service. 

Ainsi, il va falloir aller beaucoup plus loin, car les trottinettes ne sont que le début. Je termine actuellement la rédaction d’une exploration aux Etats-Unis (Seattle) sur le sujet du Curbside Management (publiée en Mai). Quel lien avec le sujet du jour ? Et bien, les trottinettes ne sont qu’un des usages parmi d’autres de la “bordure de trottoir”. La métropole de demain (mais en réalité d’aujourd’hui), c’est un espace public (et la fameuse bordure de trottoir – cette frontière entre le piéton et la voirie) utilisé par des vélos en libre service, avec ou sans station, des trottinettes, demain des engins hybrides entre ces deux objets connus, mais aussi des livraisons, des VTC (ex : Uber) ou encore après-demain des taxis autonomes (la Corée du Sud teste déjà en grandeur réelle le niveau autonome #4). On entend déjà la douce musique de certains élu.e.s qui souhaiteraient réguler Uber, ou d’autres mastodontes du secteur. Il va falloir être plus solides pour engager le combat ! Et là encore, le numérique ne résoudra pas tous les problèmes, mais il permet de partir mieux armés, plus solide sur les appuis (c’est le sud-ouest qui parle) pour engager les discussions. 

Là ou l’expérience des Etats-Unis est intéressante, c’est d’une part sur la digitalisation des métropoles. Avant de parler de Smart City, commençons par indexer sur des outils numériques la réalité de notre espace et les règles que nous souhaitons y appliquer : station vélo ? parking virtuel de trottinettes ? terrasse ? livraison ? taxis ? stationnement ? courte ou longue durée ? payant ? gratuit ? etc… C’est essentiel pour réguler les usages, et par exemple, pour inclure dans les cahiers des charges des futurs opérateurs de trottinettes des règles précises et localisées. C’est aussi une possibilité de croiser demain les données d’usage des opérateurs (quels qu’ils soient) à la réalité du terrain et de réguler en temps réel ou à posteriori. Cela permettra aussi d’alimenter le joli observatoire appelé de ses vœux par notre Ministère.

Cette étape de digitalisation doit absolument faire appel à des standards de données internationaux. Nous ne rentrons pas ici dans le détail du MDS, CDS, GBFS, CurbLR (notre exploration au mois de Mai s’en chargera) mais retenons que pour parler à des acteurs mondialisés, venus des quatre coins de la planète, il s’agira de partager le même langage, et en cela, le numérique peut, avec cette universalité parfois salvatrice, faire une partie du job.  

Il est également primordial d’engager une réflexion majeure concernant l’ouverture des données d’usage. Si la France a été plutôt dynamique sur les données d’offres (ex : les horaires de bus) visant majoritairement à alimenter les outils de calcul d’itinéraires, désormais il s’agit d’être proactifs sur les données liées à l’usage, que ce soit pour les acteurs des VTC, de la livraison, des flottes de véhicules partagés… Évidemment le sujet est plus touchy que pour l’offre, étant donnés les enjeux de données personnelles, mais le RGPD veille au grain et permet aux pays européens de faire des propositions intelligentes. 

Alors comme ça, le numérique sauvera le monde des nouvelles mobilités et par la même nos villes ? J’ai bien peur que non. Mais il peut franchement aider. C’est finalement une ère de la collaboration numérique qu’il s’agit d’engager. Une régulation intelligente ne se fera pas sans les acteurs de la mobilité (de personnes et de marchandises). Lorsque l’Urban Freight Lab a été monté par l’Université de l’Etat de Washington aux Etats-Unis, pour travailler à une meilleure régulation des livraisons, il était primordial d’intégrer UPS dans la discussion. Sans cette acteur majeur de la livraison, comment travailler sur les “smart loading zones” et ainsi améliorer les conditions de livraison d’un côté, celles de circulation de l’autre ? Et en même temps, comment attirer autour de la table un acteur qui pèse 450 000 salariés et 75 milliards de dollars de chiffre d’affaires ? Par la menace d’interdictions ? Sûrement pas très efficace. Par contre, en l’intégrant dans les discussions et réflexions, notamment sur l’optimisation des temps de tournée, l’amélioration de l’accès aux buildings pour la livraison, l’expérimentation de zones de livraison dynamiques… La discussion semblait plus intelligible. 

Ainsi, la collaboration numérique est possible, souhaitable et utile. Les technicien.ne.s dans les collectivités sont déjà sûrement convaincu.e.s. Reste à faire le job avec les élu.e.s. Il en va d’un meilleur cadre de vie pour nos métropoles. 

 

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