Valorisation des données de transports publics : une des briques du MaaS qui créé déjà l’effervescence

Dans le domaine des transports publics – la période actuelle ne nous contredira pas – la recherche de l’optimisation est un sujet ô combien important. Chez les opérateurs, c’est une quête constante d’efficacité, afin de respecter les contrats et d’entretenir de bonnes relations avec les AO. Chez ces dernières, c’est la volonté de tenir les coûts, dans une période de forte restriction, mais aussi d’améliorer sans cesse le service aux usagers, afin d’éviter que ces derniers switchent vers d’autres modes plus attractifs. Le jeu est donc tendu, les rapports de force souvent compliqués, et le contexte tenace. C’est peut être pour cette raison, entre autres, que les outils qui permettent de valoriser les données liées à l’utilisation des transports publics ont le vent en poupe. Pas moins de quatre acteurs ont attaqué le marché en France, avec des solutions technologiques éprouvées. Que proposent-ils ? Quel intérêt pour les AO ? Les opérateurs ? Quel impact réel sur l’offre ? Comment tirer profit de cette intelligence ? Je me suis entretenu avec l’ensemble des acteurs en présence. 

De l’agrégation à l’intelligence artificielle  

L’utilisation des transports publics par les usagers génère des données, faut-il encore le rappeler… Les premières auxquelles on pense sont celles issues de la billettique : dès qu’une personne valide à la montée, et/ou à la descente, elle génère une information essentielle pour l’opérateur. Il y a aussi celles, moins visibles, issues du comptage : ce dernier peut être réalisé par des cellules classiques, installées aux portes des véhicules, ou bien par des capteurs qui sont notamment capables de compter les smartphones à bord. Pour les initiés, il y a aussi les jeux de données GTFS ou GTFS-RT, qu’il est possible d’analyser et de comparer avec les données issues des SAE (systèmes d’aide à l’exploitation, qui suivent les véhicules en temps réel). Enfin, et c’est historique, il y a les bonnes vieilles enquêtes de terrain !

Exemple de validation à la montée dans le bus londonien – Crédit : Le Facilitateur de Mobilité

C’est bien beau de posséder toutes ces données, mais l’intérêt de ces dernières réside surtout dans la capacité à les analyser et les croiser, afin de rendre possible différentes optimisations. A ce jeu, les quatre acteurs présents sur le marché français – CITiO, Cognidis, Flowly et Gisaïa – proposent des solutions qui permettent d’agréger l’ensemble des intrants déjà cités. Ces solutions savent ingérer à peu près à tous les formats, et sont en majorité capables de traiter avec des données théoriques et en temps réel.

Le livrable final ? des tableaux de bord (dashboard) proposant des fonctions permettant d’un côté de suivre et analyser les performances d’une exploitation, de l’autre de planifier et améliorer l’offre. Au premier coup d’oeil, les solutions diffèrent assez peu : elles proposent le rejeu dynamique de l’offre, le suivi de la fréquentation, le suivi de l’exploitation, l’analyse des courses, ou encore des fonctions de suivi qualité. Mais à y regarder de plus près, il y a quand même des éléments différenciants… CITiO commercialise plusieurs dispositifs complémentaires : une API de prédiction de l’affluence dans les véhicules (Crowding API), un autre d’analyse de la fraude (Fraud Tracker) et enfin, un dernier pour diagnostiquer et tester des scénarios d’optimisation de charge (Mobility Planner). Par ailleurs, une version spécifique de son dashboard est disponible pour les réseaux ferroviaires. L’entreprise est aussi particulièrement reconnue par la communauté scientifique pour ses travaux, notamment sur les modèles. De son côté Flowly est la seule solution à avancer tant sur le software que sur le hardware : elle dispose d’une technologie brevetée de détection passive des smartphones, qui filtre, anonymise et agrège uniquement les données des voyageurs présents à bord ou aux arrêts. Cela lui permet de proposer un suivi continu des origines et destinations, des serpents de charge des véhicules, de l’attente aux arrêts et des correspondances. Enfin, mis à part Gisaïa, tout les solutions gèrent la reconstitution des O/D et de la charge par billettique (CITiO le propose aussi via les cellules de comptage). 

L’outil ne fait pas tout… 

Mais avec toute cette technologie, qu’attendent les opérateurs et les AO ? La solution à tous leurs problèmes est là : il suffit de récupérer toutes les données, sans trop s’occuper du format, et le tour est joué ! La réalité n’est pas si simple. 

D’une part, aujourd’hui, les offres en place sont quasi exclusivement orientées vers les transports collectifs (bus, métro, tramway, voire train). Il faudra donc attendre encore un peu pour imaginer utiliser des tableaux de bord totalement multimodaux. CITiO annonce réfléchir à la suite, notamment sur le sujet des P+R et le vélo en libre service. Cognidis a débuté l’intégration du TAD et souhaite désormais mieux appréhender les O/D liant TC et vélo. Flowly est également dans la même dynamique, tout en précisant ne pas positionner la micro mobilité dans sa roadmap à court terme. 

Le transport à la demande, un des éléments à intégrer progressivement dans les outils. Crédit : Le Facilitateur de Mobilité

D’autre part, il ne suffit pas de disposer d’outils pour les utiliser (facilement). L’accompagnement est donc un volet primordial pour les offreurs de solutions. Flowly propose une formation, mais surtout des cas d’usage. Par ailleurs, des équipes accompagnent les réseaux, notamment pour des projets spécifiques comme la restructuration d’un réseau (ex : Rouen). Cognidis de son côté insiste sur sa capacité à prendre en charge les tâches complexes afin de “libérer” les clients… mais du côté de l’accompagnement, avec seulement 2 ETP, les marges sont vite limitées. Du côté de CITiO, une équipe “opérations” est dédiée à l’accompagnement, et le suivi personnalisé est fortement mis en avant : sur le premier semestre 2022, l’entreprise cumulait plus de 80 entretiens personnalisés et près de 20 visites terrains. 

A ce stade, que retenir de ces nouveaux produits ? Ils permettent d’agréger des données différentes, parfois divergentes, de qualité différente, et de les intégrer au sein de tableaux de bord. Grâce à des algorithmes maison (chaque entreprise a créé le sien en interne), il est ensuite possible d’analyser, de simuler, de prédire et d’améliorer les réseaux. Chic… mais qui est la cible ? Qui les utilise vraiment ?

Des clients convaincus ? 

Les solutions proposées par les quatre acteurs français sont désormais, il faut le dire, bien matures en termes de technos. C’est donc au niveau de la prospection, de la commercialisation et de la capacité de ces dernières à absorber les nouveaux clients que se jouera la différence. Les deux plus gros acteurs du marché possèdent des équipes étoffées : 35 ETP pour CITiO, 15 pour Flowly. Chez les outsiders, la montée en puissance est plus lente : 2 ETP chez Cognidis et 15 chez Gisaïa, dont une partie minoritaire sur les projets transports. Mais le match ne se joue pas que sur des chiffres. Il s’agit aussi d’aller chercher des clients qui pourront créer le “shine effect”. Parmi ses 40 clients, CITiO compte des gros urbains qui évoluent en première disivion! Idem pour Flowly, qui possède un portefeuille client tout aussi fourni et travaille déjà avec Rouen, Saint Etienne, Annecy… Mais de leur côté, Cognidis a gagné Tadao (réseau majeur en termes de communes desservies et d’enjeux pour l’opérateur) et Nîmes (aux côtés de Cityway) tandis que Gisaïa travaille pour Montpellier et Toulouse !

Le marché est dynamique mais il reste encore de nombreux territoires à couvrir. CITiO vise principalement des réseaux moyens (grands urbains), ainsi que des réseaux ferroviaires régionaux (type TER), mais la plateforme est adaptable à toutes les tailles de territoires. Idem pour Cognidis, qui se focalise sur les réseaux de taille moyenne. Flowly et Gisaïa souhaitent quant à eux adresser tous types de territoires, Flowly ayant également la capacité d’aller chercher des réseaux spécifiquement via son offre de capteurs brevetés. 

Le capteur est installé dans la carcasse du tram – Source : @lemon

Au-delà de la taille des réseaux à couvrir, une question nous taraude : qui achète ces solutions ? L’ensemble des acteurs interrogés s’accordent sur le fait que le marché s’est ouvert via les opérateurs / exploitants, notamment parce que certaines entreprises proposant des solutions possédaient ces derniers à leur board, nous y reviendrons. Mais désormais, ce sont plutôt les collectivités qui semblent séduites, et deviennent donc la cible des offreurs de solutions. Selon Flowly, si jusqu’à présent la balance penchait plutôt à 30% côté collectivités et 70% côté opérateurs, désormais, c’est la croisée des chemins. Pour ce dernier, il s’agit donc d’adapter les tableaux de bord, en proposant des profils spécifiques à chaque type de métiers / managers. 

Adapter les outils, mais aussi adapter les modèles. La plupart des AOM interrogées disent être de moins en moins attirées par des produits étagères… Elles souhaitent de plus en plus être sollicitées pour construire les briques qu’elles utiliseront. Elles sont aussi regardantes sur les prix. Rappelons à ce titre que les plateformes sont aujourd’hui proposées sous forme de SaaS, ce qui signifie de manière très classique un Setup (en général autour de 20 à 30k€) puis un Run, très variable en fonction de différents critères. C’est évidemment la taille du réseau qui impactera le coût du projet, parce qu’elle influencera le nombre de véhicules, et donc de flux SAE, billettique, ou encore de capteurs pour un acteur comme Flowly . 

Un marché concurrentiel ? 

Le marché est dynamique, et les acteurs semblent plutôt enclins à taquiner la demande. Il faut dire, ou redire, que la période est propice à l’utilisation de ces outils : les technos sont matures, la digitalisation rentre petit à petit dans les têtes, et surtout, les transports publics doivent répondre à de nombreux enjeux à terme d’optimisation et d’amélioration. Mais cela signifie-t-il que tous ces acteurs vont réussir à se maintenir sur le marché ? Ce dernier est-il assez grand pour tout le monde ? 

Deux acteurs semblent très solides, en termes d’équipes (nous l’avons déjà évoqué), mais aussi parce qu’ils ont lors de leur amorçage été poussés par des opérateurs de transports publics. RATP Dev est actionnaire de CITiO. Cela n’empêche pas l’entreprise (qui par là même est d’autant plus intransigeante sur la confidentialité de ses données) de travailler avec tous les opérateurs, dont par exemple Keolis à Orléans. Transdev est actionnaire de Flowly, même si aujourd’hui, elle ne possède plus que 20% des parts. L’entreprise précise qu’aucune notion d’exclusivité n’est inscrite dans son projet. Cette présence des groupes dans le jeu a permis à Flowly et CITiO d’accélérer fort, mais il semble qu’aujourd’hui, leur présence soit moins importante, et surtout moins nécessaire. Bonne nouvelle pour les outsiders ? Pas forcément. Leur indépendance était peut être aussi un argument de différenciation et donc de vente. 

Et puis surtout, il serait sûrement très réducteur de rester sur cette idée de deux Goliaths d’un côté et deux David de l’autre. D’une part, parce que des discussions ont lieu entre certains d’entre eux pour de possibles rapprochements. D’autre part, parce que la plupart savent très bien s’entourer pour aller chercher des acteurs du conseil, de l’information voyageurs, des fournisseurs hardware etc… afin de solidifier leur position et de répondre en groupement à des marchés importants. Enfin, les clients peuvent aussi choisir leur prestataire non pas seulement en fonction des fonctions proposées en catalogue, mais aussi en fonction de la philosophie portée par chacun d’entre eux : 

  • CITiO fait partie des leaders. L’entreprise tire son épingle du jeu parce qu’elle possède une équipe solide, une expertise parmi les plus pointues et une forte capacité d’accompagnement. Elle est également souvent mise en avant pour son travail très important sur l’ergonomie de ses outils,

  • Flowly est un concurrent sérieux. L’entreprise possède un argument de taille avec sa capacité à traiter tant le software que le hardware. Elle est par ailleurs engagée dans plusieurs collaborations avec Alyce Sofreco, acteur français reconnu, 
  • Cognidis est une petite structure. Mais en même temps, elle se concentre sur peu de clients et a la capacité de faire du “sur mesure”. Elle met par ailleurs spécifiquement l’accent sur la compréhension du voyageur, en sus des aspects d’exploitation, 
  • Gisaïa, pour finir, est un outsider tout aussi intéressant à suivre car il vient du monde du SIG et de l’analyse géospatiale et possède, via sa solution Arlas.City, une capacité assez impressionnante de gestion du Big Data. C’est aussi le seul acteur qui met en avant la question de l’open source dans une partie de ses solutions. 

N’oublions pas qu’au-delà de ces acteurs français, des mastodontes arrivent aussi des Etats-Unis, à l’image par exemple de Swiftly. On pourrait également citer Dilax. Nos interlocuteurs ont également évoqué des acteurs venus d’Allemagne ou encore de Pologne. Ces acteurs viendront sûrement attaquer le marché français, mais en échange, certains acteurs francophones comptent bien leur rendre la pareille : CITiO priorise son développement en Europe mais est aussi présent à Ryad ou encore à Casablanca… Flowly et Gisaïa ne se fixent pas vraiment de limites géographiques ! 

In fine, il est difficile de comparer les différentes solutions présentées. Considérons plutôt que l’exercice qui est le nôtre consiste à exposer la situation du marché et les possibilités techniques actuelles. Et cet exercice a ceci de passionnant qu’aujourd’hui, chaque client potentiel a les clés pour se positionner en fonction de la saveur qu’il souhaite donner à sa stratégie. C’est bien là l’intérêt de disposer d’un marché dynamique et, au-delà des apparences, assez complémentaire. Demain, il s’agira d’observer comment les opérateurs et les collectivités se saisissent de ces outils, quel sera leur impact sur l’offre, et in fine, ne l’oublions pas, sur l’usager. Il s’agira également de suivre le marché en lui-même et de voir quels seront les partenariats, les concentrations et surtout, les innovations poussées par chaque acteur. Ce n’est que le début de l’aventure !

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