La marche est le deuxième mode de transport en France puisqu’il représente 23% des déplacements à l’échelle nationale, 37% à l’échelle des villes-centre et 56% à Paris. Pourtant, il n’est toujours pas le mode le plus évident ni sur le terrain (signalétique, organisation de l’espace public…) ni dans nos applications (le porte-à-porte n’existe pas encore avec le niveau de précision que l’on souhaiterait, souvent par manque de données). Pourquoi ? Parce qu’il y a autant de piétons que d’habitants sur la planète ? Parce que ni la ville ni les algorithmes ne peuvent répondre à toutes ses envies ? Parce qu’il a longtemps été oublié des politiques publiques ? Quoi qu’il en soit, cela n’est pas une fatalité. Les idées ne manquent pas pour remettre « celle ou celui qui marche » au centre du débat. Je relate ici pour vous le premier épisode de l’exploration que je réalise pour Kisio Digital sur le sujet. [Attention, cet article est long] !
Au sommaire
67 millions de piétons
Après avoir lancé plusieurs études concernant ce mode de déplacement essentiel, Eric Chareyron directeur de la prospective chez Keolis en est convaincu : « la marche est un art de vivre, un mode disponible, fiable et une culture transmise par les aînés. C’est un mode ou l’on ne dépend de personne. Mais surtout, c’est un mode aux motivations protéiformes. » Parce qu’en réalité il y a autant de piétons qu’il y a de citoyens. Comment comprendre leurs besoins ? Comment faire état de la complexité des choix modaux ? Vaste sujet.
Il y a de nombreuses raisons d’être piéton, autant que de motifs de déplacements, c’est dire. Il y a donc aussi de nombreuses attentes, ou plutôt « une conjonction d’attentes et de critères », en termes de revêtement, de mobilier, d’espace, de sécurité, de pacification de l’espace… En fonction de l’importance que donnera un territoire à la marche, de nombreux critères de choix seront mis en avant par les piétons. Le confort et le plaisir sont, malgré la grande variabilité des sujets, les plus récurrents. Le temps est aussi un critère important qui sera bien souvent lié à la marche rapide. La distance correspondra beaucoup plus à une marche lente. Parce que l’aspiration à la lenteur, la reconnexion à son environnement et à soi-même sont les besoins les plus exprimés par les personnes interrogées. Ce besoin de lenteur correspond bien au désir d’expérience et de surprise que permet la marche. La marche facilite la flânerie et le développement de liens sociaux et d’échanges économiques dans la Cité.
A qui pense-t-on lorsque l’on imagine le(s) piéton(s) ? Ou plutôt à qui devrait-on penser ? Aux gens pressés ? Quel service leur proposer pour optimiser leur temps, par exemple de correspondance, et en leur proposant de la marche rapide ? Aux joggeur(se)s : comment leur faire éviter l’affluence d’une rue commerçante ? Aux touristes ? Comment leur faire découvrir la ville ? Aux enfants ? Est-il possible de leur proposer des itinéraires sécurisés ? Cela rappelle les bien connus bénévoles sur les passages piétons présents pour les aider à traverser. L’autonomie des enfants est un sujet majeur, car ce sont eux les piétons de demain. A ce titre, le trajet domicile-école est une première étape essentielle dans la construction d’une habitude.
Il y a donc de très nombreux profils de piétons. Et une même personne peut avoir plusieurs profils selon le moment. Alors quelle porte d’entrée ? Quel déclencheur ? Comment créer l’envie de marcher ? Faut-il partir des besoins communs ? L’objectif est de rendre la marche possible, agréable et attrayante. Se mettre à la place d’un profil particulier est un bon exercice. Pourquoi pas celle ou celui qui devra utiliser une poussette avec un nouveau-né : localisation des bateaux, travaux, largeurs de trottoirs, pentes, escaliers, obstacles, qualité du revêtement au sol (nature, état), bancs pour s’arrêter, espaces verts, abribus en cas d’intempéries, ombres, indicateur de charge du métro/bus/tramway… imaginez le nombre de sujets à traiter !
En réalité, déclencher la marche, « c’est révéler un territoire » selon Eric Chareyron. Parce que pour beaucoup, comprendre un territoire c’est d’autant plus compliqué lorsque l’on est piéton(s). Et les plans n’aident pas : on y trouve rarement les toilettes publiques, les bancs, la largeur des trottoirs… La réassurance est donc un sujet majeur. Mais alors même que nous rédigeons ces quelques lignes, « certains plans sont encore décrits en distance à vol d’oiseau » s’insurge Eric Chareyron. C’est donc un changement de paradigme complet qu’il s’agit d’engager.
Un nouveau « paradigme de la marchabilité »
La marche doit créer la ville, et pas l’inverse. C’est une géographie mentale qu’il s’agit de créer ou de recréer. Le marcheur doit redevenir le personnage au centre des problématiques de l’ingénierie territoriale. Le besoin de penser le design en termes de « système marche » est crucial et l’est d’autant plus avec la période sanitaire que nous vivons. Le concept de marchabilité existe bel et bien, mais comment le mettre en avant pour définir un territoire ? Quelques concepts nous semblent intéressants :
- l’affluence dans la rue : grands boulevards, rues commerciales… intéressantes pour certains et à éviter pour d’autres. Google Maps l’a compris avec ses zone « jaunes », zones piétonnes [d’où viennent ces données ?].
- le temps d’attente : lorsque j’arrive plus tôt à mon rendez-vous, qu’est-ce que je peux voir dans le quartier ? Comment connaître l’affluence à bord de mon métro et potentiellement marcher jusqu’à un autre arrêt de TC soit m’occuper dans le quartier en attendant que l’affluence diminue ?
- la sécurité : quid de l’éclairage la nuit ? Une expérimentation « bouton panique » a été lancée dans certaines villes pour que des itinéraires piétons soient mieux surveillés par la police / vidéosurveillance,
- le confort : savoir s’il y a des bancs, des fontaines à eau, des zones fraîches (parcs), si l’on peut marcher au soleil ou à l’ombre, éviter les rues venteuses, type de revêtement…
- l’impact sur la santé : la marche est un élément de maintien ou d’amélioration de la santé physique et mentale.
Ce changement de paradigme, même certains acteurs que l’on n’attendait pas souhaitent l’engager. C’est ce que rappelle Eric Chareyron à propos de Keolis. L’opérateur de transports publics s’intéresse à la marche pour plusieurs raisons essentielles. Pour agrandir la zone de chalandise des stations : la marche est la première pierre des intermodalités. Parce que la marche pourrait remplacer de nombreux trajets de moins de 2 km qui aujourd’hui sont faits en voiture. Cela réduirait la congestion et améliorerait les temps de parcours des bus. Parce que le piéton fait vivre la ville, la rend plus sécuritaire : il fait meilleur attendre son mode de transport public si l’on n’est pas seul. N’oublions pas non plus que combiner la marche et le transport collectif est le meilleur moyen de mixer les expériences : « deux stations avant d’arriver au centre-ville je descends du bus, car c’est joli et agréable ». Enfin, et cela est d’autant plus vrai aujourd’hui, la marche permet potentiellement de désaturer les tronçons de transports collectifs les plus chargés (les trajets de 3 ou 4 stations représentent 30% du trafic).
Stéphane Malek [Monono] l’a également évoqué lorsqu’il racontait l’expérience Marche à Suivre. Cette expérimentation portée par le Forum Vies Mobiles (avec Keolis Bordeaux et l’A’Urba) portait sur l’articulation entre la marche à pied et les transports en commun dans l’agglomération bordelaise. Ce projet était né du constat que la marche pouvait être un allié naturel des transports publics. Ses conclusions sont claires et encore très actuelle (le projet date de 2015) : la représentation de l’espace est très importante : le tramway modifie les représentations spatiales. Il est donc important d’identifier et de nommer certains lieux ; les temps de parcours surestimés à pied ; les temps de parcours et la météo ont un impact fort dans le choix modal ; l’influence environnement direct est majeure. Il est donc primordial d’informer, de jalonner, de donner à voir. Lorsque cela a été fait à Bordeaux, le report du tramway vers la marche a été observé… 90% des testeurs ont trouvé l’expérience sympathique et un voyageur sur six a changé ses habitudes. La notion de plaisir a été particulièrement mise en avant. La vraie question est ensuite celle de la pérennisation.
Alors, sont-ce finalement les petits raccourcis urbains que l’on cherche toutes et tous ? Notre propre raccourci ? Celui qui, grâce à un bon indice de marchabilité nous permettrait d’être rapide – mais pas trop ; flâneur – mais efficace … Est-ce que l’on pourrait profiter, comme l’évoque Georges Amar d’une offre de service dédiée à la marche, une offre de luxe, cinq étoiles, puisque finalement, ce mode de déplacement ne coûte pas cher du tout ? Il suffit d’une bonne paire de chaussures et d’une voirie bien aménagée. D’autres services pourraient être utiles aux habitants marcheurs et s’inscrire dans un modèle économique viable. Dans cette quête du graal piéton, notre smartphone pourrait-il nous aider ?
Le numérique pourrait faire tellement…
Mieux positionner le piéton dans les app, ou mieux, le rendre central, nécessite d’imaginer un « design marche » (walk by design), ou a minima d’alimenter les algorithmes via des « indices de marchabilité ». Beaucoup pensent qu’il est primordial de présenter simplement l’information, avec différents profils prédéfinis (ex : Powers Citymapper) où l’usager(e) pourrait paramétrer l’application pour créer son propre profil en manipulant chacun des paramètres…
D’autres pensent que la fameuse UX ne fait pas tout, et que c’est la contribution (crowdsourcing) qui permettra de disposer de la meilleure application « marchable ». C’est ce que cherche à développer par exemple la start-up d’Etat Accès libre pour mieux cartographier l’accessibilité des lieux pour les personnes à mobilité réduite. Recueillir les avis, les expériences, récupérer le ressenti d’une multitude de marcheurs expérimentés pouvant informer les nouveaux marcheurs dans leur diversité… Un défi de taille. Faire confiance aux autres et proposer une expérience client sympa, c’est un peu le crédo de Go Jauntly. Cette application communautaire permet de trouver des promenades locales créées par des personnes qui « les aiment et les connaissent » et c’est très simple de créer son contenu. Deux aspects sont primordiaux pour les créateurs de cette dernière : le communautaire et l’attractivité. Pour eux, afin de « rendre un service », il faut proposer une application facile, agréable et accessible pour toutes et tous. Encore mieux lorsque les contenus sont ouverts, et que la plupart des données utilisées proviennent d’OpenStreetMap (OSM) !
Tout cela peut sembler basique. Alors poussons la réflexion. Certaines applications pourraient-elles nous aider à nous perdre ? D’autres pourraient-elles être dédiées à la flânerie, à la randonnée ? Pourquoi ne pas imaginer une ludification (gamification) afin d’inciter les enfants, les ados et certains adultes aussi à « se prêter au jeu » … utiliser la réalité augmentée par exemple… On se souvient du célèbre jeu Pokemon Go et d’autres initiatives basées sur la géolocalisation comme l’application St’art pour des balades thématiques sur le street art ou des applications de Géocaching pour partir à l’aventure, à la chasse au trésor.
Mais attention, avant de s’emballer, il s’agit de respecter les bases. Beaucoup ont rappelé qu’il existe peu de données dédiées/associées au(x) piéton(x). Les datas concernant la voirie “marchable” arrivent progressivement. Les plus faciles à trouver sont les passages piétons, pentes, travaux, accessibilité des véhicules et en station, abribus, arrêt poteau, escaliers, espaces verts. Mais quid du “indoor” (malgré quelques expérimentations autour de la production de données au format GTFS Pathways), de la sécurité, du confort ? Certaines données sont encore quasi introuvables : trottoirs, bateaux, largeurs de trottoirs, obstacles, qualité du revêtement au sol (nature, état), bancs pour s’arrêter, ombres… Dominique Riou, de l’Institut Paris Région le confirme. Il est par ailleurs aussi confronté à la question de la qualité de la donnée géographique et cherche toujours des solutions pour dépasser ce constat.
La solution viendra-t-elle “d’en haut” ? … D’un coté, la LOM (Loi d’Orientation des Mobilités) impose par exemple la cartographie et la communication sur l’accessibilité à 200 mètres des arrêts principaux à horizon 2023 partout en France. C’est un exemple de mesure restrictive. De l’autre, il y a des PME qui se jettent dans le grand bain, convaincus par le potentiel de créer et d’intégrer cette donnée « d’intérêt général ». C’est notamment le cas de Someware avec la solution Handimap. Cette société collabore avec plusieurs territoires (Rennes, La Rochelle, Montpellier…) pour exploiter les données pertinentes permettant de cartographier la mobilité piétonne et l’accessibilité : cheminements piéton qualifiés, points d’intérêt… Elle a mis au point des jeux de données via des workflows automatiques, gérant les mises à jour ainsi que des API pour l’intégration à des sites web ou applications mobiles.
S’il est vu comme un facilitateur
Mais au-delà de la construction technique des outils numériques, il s’agit aussi de les intégrer dans une philosophie bien particulière. Cela fait consensus : le numérique doit être vu comme un complément. Il ne peut être l’alpha et l’oméga d’une politique de promotion de la marche. C’est en assumant ce rôle essentiel de complément, que l’on peut associer au mieux les usagers. Parce que la marche est une innovation en elle-même. C’est pourquoi il s’agit de créer une conjonction des technologies digitales et piétonnes.
C’est en suivant cette logique que Kisio Digital améliore régulièrement sa plateforme d’information-voyageurs Navitia. Ce que confirme Wassim Benaïssa, Product Manager au sein de la filiale numérique du groupe Keolis. « Lorsque Kisio Digital a commencé à intégrer la marche à pied, le tracé était fait à vol d’oiseau, c’était en 2004 ». Depuis, les filaires de voirie ont été ajoutés (2006), tout comme les données, puis en 2013 les données d’OpenStreetMap. Cette dernière action a permis à Kisio Digital d’obtenir une meilleure qualité des données autour des filaires de voirie et des adresses de la Base Adresses Nationale Ouverte (BANO) d’OSM. La mise à jour de ces géodatas évoluant par ailleurs rapidement grâce aux contributions de la communauté OSM. Récemment Kisio Digital s’est lancé dans le projet Navitia Intermob, avec comme objectif l’intégration d’autres calculateurs tiers en complément du calculateur Navitia pour améliorer son propre dispositif, à l’image par exemple de calculateurs comme Handimap ou Valhalla (calculateur routier open source développé par Mapbox). Prochaines étapes ? « Le guidage indoor dans les hubs de mobilité (Gare, stations de métro, pôles d’échange multimodaux) ; l’intégration de la notion d’agrément ou de flânerie et enfin la « Quantified self » et les mobilités actives (mesurer le nombre de pas / km) pour valoriser la marche et inciter à marcher, améliorer l’impression de bien-être / bonne santé des voyageurs ».
Même s’il évolue dans le bon sens, le smartphone peut induire des comportements étonnants dans l’espace urbain. De nombreuses personnes ont soulevé cette question : doit-il prendre une place centrale dans nos déplacements ? La marche est-elle vraiment adaptée à nos téléphones intelligents ? Combiner un usage raisonné du smartphone en marche et des signalétiques adaptées pour les différentes phases semble être le bon compromis. Il s’agit donc de penser préparation et situation réelle, digital et physique.
Que retenir de cette exploration ?
Digitaliser une ligne de bus, c’est finalement facile lorsqu’on compare cela à la complexité de la « marchabilité »…
- Parce que sur le terrain, collecter et représenter une information complexe et diversifiée, sur différents territoires et zones de compétences superposées (communes, transporteurs, gestionnaires d’infrastructures…) est peu aisé.
- Parce que le business model de la marche à pied reste à définir : Bertrand Billoud l’évoquait, en abordant la notion d’incitatifs, de « reward » en partenariat avec des commerçants locaux…
- Parce que les données manquent,
- Parce que ça n’était peut-être pas une priorité jusqu’à présent.
“Mais les temps changent”, rappelle Eric Chareyron. “Nous sommes à la croisée des chemins, pour remettre la marche sur le dessus de la pile”. Citant Jean Marc Offner (directeur de l’Agence d’Urbanisme de Bordeaux), lui aussi fervent partisan de la marche, il évoque le “bon moment” pour changer de braquet :
- Parce que la santé devient un enjeu majeur (« bouger sur ordonnance »). Apple l’a bien compris avec sa montre connectée Apple Watch
- Parce que c’est souvent un événement qui permet de faire changer les pratiques de manière pérenne. La pandémie est un événement majeur. Il faut savoir saisir cette opportunité que nous avons laissé filer dans le passé.
- Parce que les changements d’exécutifs, un peu plus sensibilisés à la thématique des modes doux ,auront sûrement aussi un rôle d’accélérateur.
Tout cela est donc porteur d’espoirs. C’est le bon moment pour bâtir « la mobilité piétonne cinq étoiles » imaginée et voulue par Georges Amar. Car n’oublions pas que la marche, c’est le temps des regards croisés, des sourires… c’est le premier réseau social physique et réel.
Cet article a été a été co-réalisé par Bertrand Billoud. Pour rester au courant des événements organisés par l’équipe Navitia, abonnez-vous à notre page Eventbrite Kisio Digital, suivez-les sur les réseaux sociaux Twitter, LinkedIn et sur les chaînes YouTube Navitia et Meetup Open Transport.