En quelques semaines, il semble que l’urbanisme tactique soit devenu une sorte de recette magique pour adapter les villes à l’après confinement. Il est évident qu’il faut se réjouir qu’enfin, la production de la ville utilise des méthodes moins longues, plus réactives, plus souples et peut être moins onéreuses. En revanche, il ne faut surtout pas oublier que cette production reste éminemment complexe. Même en utilisant l’urbanisme tactique en tant que tel, ou des méthodes issues de ce dernier, le plus difficile reste de considérer l’habitant dans la production territoriale. Alors pour tenter d’aller au delà des photos “pop up” et des concepts parfois détournés, j’ai contacté Rosa Lopez Olmos, la coordinatrice du programme Superillas de Barcelone. Je vous partage ici cet échange très riche, et j’en profite pour remercier Rosa !
“Refaire de la ville” de manière plus légère
La capitale catalane a commencé à réfléchir à une nouvelle manière d’envisager son urbanisme il y a près de 8 ans. Il y avait là un terrain de jeu très intéressant, notamment grâce à la configuration urbaine issue des aménagements de Cerda. Et il y avait surtout la volonté de la municipalité de restructurer des pans entiers de quartiers au profit des mobilités douces, avec des espaces publics apaisés, et une restriction de l’accès automobile. Mais il fallait une méthode permettant de refaire de la ville sur la ville, sans rien gâcher, et surtout sans brusquer. C’est alors que progressivement, s’est imposée l’idée de réaliser des projets plus souples et moins onéreux. C’est alors que la municipalité a décidé d’intégrer l’urbanisme tactique dans une partie de ses dispositifs. Cette nouvelle manière de “faire la ville” à Barcelone a alors hérité d’un nom désormais mondialement connu : les Superilla(s) ou Supermanzana(s) en espagnol, Superblock(s) en anglais ! J’aborde de manière synthétique le sujet dans un billet rédigé dans le cadre de ma série #TeleportezVous.
Le nom et le concept étaient trouvés ! Mais le chemin vers le déploiement de ces Superillas s’avérera beaucoup plus complexe que prévu. Parce qu’entre le dessin et la réalité, la question de l’adhésion de la communauté est toujours incertaine. A Barcelone, Rosa me confirme qu’au niveau politique, la tâche fut ardue pour convaincre. Mais les équipes municipales, motivées, ont finalement réussi à lancer la dynamique. Le premier quartier ou a été mise en oeuvre l’idée des Superillas fut celui de Poblenou, et ce dès la rentrée de Septembre 2016.
Malheureusement, Rosa nous explique que “dans un premier temps, ce ne fut clairement pas un succès”. C’est le risque d’essuyer les plâtres. Un risque qui aurait pu être évité, car selon Rosa, l’erreur fondamentale a été ici de vouloir calquer le concept des Superillas “sans avoir réellement concerté les habitants”. En réalité, la concertation à Poblenou s’est faite après l’installation des Superillas, après les manifestations virulentes qui ont suivi l’installation du projet. C’est à ce moment là que la Mairie a compris le rôle absolument primordial de la concertation en amont d’un tel projet.
Le rôle primordial de la concertation avec les habitants
Après les erreurs réalisées à Poblenou, la municipalité a souhaité corriger la copie, et changer de méthode pour le second projet, à Sant Antoni (il en sera de même pour Horta, Les Corts…). Dans ce quartier de l’Eixample, pas question de se froisser avec les habitants ! Selon Rosa, le protocole était clair : “ne rien faire sans obtenir un consensus”. Voilà pourquoi les techniciens se sont lancés dans une concertation à très grande échelle. Une concertation de plus de 14 mois !!!
Cette concertation a suivi plusieurs phases. Dans un premier temps, il a fallu créer un groupe “impulsor”, d’environ 30 personnes. C’est avec ce groupe qu’ont eu lieu les premières réunions, indispensables pour faire comprendre le projet. D’abord de manière simple, puis progressivement en intégrant des éléments techniques. Les réunions, très nombreuses, se sont ensuite enchainées, avec parfois près de 150 personnes. Le groupe “impulsor” jouait alors le rôle de relais technique auprès de la municipalité. Il s’agissait de discuter du plan d’action, en différenciant les rues, leur potentiel, leurs caractéristiques, et ce qu’il serait possible d’en faire “après”. Il s’agissait ensuite de trouver un consensus et de définir quelles seraient les priorités d’aménagement en fonction du budget alloué.
L’urbanisme tactique et ses défauts
L’urbanisme tactique est apparu à ce moment là comme une des options de mise en oeuvre des projets. Pour Rosa, il n’était qu’une méthode parmi d’autres, mais une méthode qui donnait l’opportunité de déployer le projet plus rapidement. Mais a posteriori de la concertation ! Rosa l’explique aisément : “l’urbanisme tactique n’est qu’une méthode d’exécution. Le processus en amont lui se fait avec des habitants. Tout cela est finalement indépendant”. En bref, elle nous dira qu’il est essentiel de “ne pas mélanger la sociologie d’un territoire et la technique pour l’urbaniser”. Ainsi, pour le second projet, à Sant Antoni, au droit du marché, la municipalité a préféré des installations définitives.
Mais à quelques rues de là, elle a fait le choix de l’urbanisme tactique, et pour plusieurs raisons. D’une part pour le caractère transitoire (à ne pas confondre avec temporaire) du dispositif, qui pourrait être testé par les habitants, avant d’être pérennisé.
Mais comme le précise Rosa “faire de l’urbanisme tactique n’est pas si simple. Il est indispensable de choisir un niveau de qualité et de durabilité bien particulier pour les dispositifs déployés. Parce que ces derniers (la peinture notamment, très souvent citée) se détériorent vite. Parce qu’ils sont parfois complexes à entretenir pour les agents municipaux”. A Poblenou par exemple, le projet a été 100% réalisé par des mesures d’urbanisme tactique, mais tout a été improvisé, sans réel budget alloué, et sans mobilier urbain réellement défini en amont. Résultat ? l’entretien des lieux est particulièrement compliqué et onéreux. Rosa précise également que la durée d’un aménagement réalisé en urbanisme tactique peut se chiffrer en années, il s’agit donc de ne pas faire n’importe quoi lors de la réflexion en amont. Et là est la vraie difficulté : “penser transitoire plutôt que temporaire, basique plutôt que complexe”. A Barcelone, les aménagements en urbanisme tactique ont été prévus pour 5 à 6 ans de vie, un équilibre assez subtile qu’il s’est agit de penser en amont.
Mais en même temps, et c’est la seconde raison du choix de l’urbanisme tactique, le coût est souvent bien inférieur que pour des installations que Rosa appelle “structurantes”. Pour aménager 100m dans le quartier de l’Eixample, il en coûte 250 000 € en utilisant la méthode de l’urbanisme tactique contre 1,2 millions pour un aménagement structurant classique. Mais ces coûts sont très variables en fonction des matériaux utilisés, puisque par exemple ils ont varié du simple au double entre Poblenou (environ 45 €/m2) et Sant Antoni (90€/m2). Cinq fois moins cher et plus rapide. Mais alors, pourquoi ne pas développer ce type d’urbanisme partout à Barcelone ? Rosa nous explique que “si les jeunes, et notamment les familles sont plutôt fans de ces aménagements, cela ne fait pas forcément l’unanimité chez tous les habitants. Certains trouvent ces aménagements plutôt “cheap” et pas assez chics pour la capitale catalane ! Une question de génération? En tous cas, vous trouverez cela paradoxal, mais il est prévu de réaliser moins d’urbanisme tactique pour les prochaines superillas…
Alors que faut il retenir de ces deux premières expériences catalanes ? Simplement que l’urbanisme tactique n’est qu’une méthode. Une méthode qui doit être vue comme une étape. Une étape dans une transition urbaine complexe. Le déploiement d’installations utilisant cette méthode est rapide mais la décision qui la précède est souvent longue et complexe. Tout cela est finalement loin des fantasmes de la “pop up street” vue aux Etats Unis ! Parce qu’en Europe, il ne faut pas oublier que paradoxalement, loin de la culture alternative des débuts, ce sont les collectivités qui portent les projets d’urbanisme tactique. Alors selon Rosa, “au delà du choix de la méthode d’exécution d’un projet d’urbanisme, le plus important reste et restera la capacité à créer un espace de dialogue entre expert et citoyen afin que le second devienne le relai du premier sur le terrain”.